L’AMBRE DES MOTS

À la fin d’un de mes premiers dîners en Gascogne, on proposa l’armagnac aux hommes, et aux femmes des boissons sirupeuses plus adaptées aux palais féminins. Quoi ? Sommes-nous des mauviettes inférieures qui n’ont pas droit au meilleur ? Je m’insurgeai immédiatement et j’exigeai un armagnac moi aussi.

Sourires ironiques des hommes : elle va s’arracher la gorge avec cet alcool viril, laissons-la exprimer son féminisme de parisienne. Surprise générale : non seulement je le savourai avec précision, mais j’en fis une description œnologique inattendue, moi la non-gersoise, la nouvelle venue dans cette région du sud-ouest. Mais parbleu, n’oublions pas que du sang russe coule dans mes veines, (pas effrayé par les alcools forts), et que par ailleurs je suis quasi-sommelière, j’ai fait un long stage à Suze La Rousse (Université du Vin), je ne suis pas une béotienne. Quant au degré alcooleux, il suffit de tapisser le palais du breuvage par petites gorgées pour en atténuer la vigueur. B-A-BA du testeur. Ou de la testeuse, en l’occurrence.

Je suis d’une génération qui a vu entrer les femmes dans toutes les professions soi-disant réservées aux hommes : la première femme pilote de Boeing, la première femme trader à la Bourse, la première femme chef d’orchestre, les grandes cheffes étoilées, les PDG d’entreprise, les sportives de haut niveau qui battent des records équivalents à ceux des hommes. Et bien sûr les premières œnologues et viticultrices. En 68, un couvercle s’est soulevé sur la tête des femmes, leurs aptitudes se sont révélées. Elles-mêmes ont découvert avec émerveillement leurs propres capacités, leurs curiosités et leurs horizons. L’armagnac a enchanté la bouche des femmes, elles l’ont adopté, elles l’ont compris, elles en ont une appréciation fine et nouvelle.

Mais le rôle des femmes n’a-t-il pas déjà été prépondérant dans la tradition de l’armagnac ? Qui faisait les vendanges pendant les guerres, quand les hommes étaient au front ? Qui gérait les fermes et les vignobles ? Qui remplaçait les maîtres de chai et les vignerons ? Un savoir ancestral et anonyme animait les Gasconnes. On ne reconnaissait pas officiellement leurs mérites, mais les grands crus ont perduré grâce à elles.

Et pourtant, la féminité est à l’honneur dans cet élixir : on parle de sa « robe », de son « bouquet », de sa « cuisse » et de son « corps ». On améliore les sauces et les desserts de son parfum unique. On lui trouve des noms précieux « La Dame Blanche », « La Folle Eau-De-Vie ». « La divine ». La femme est présente au cœur de l’armagnac.

L’invention de ce spiritueux est médiévale. Qui distilla le premier ? Le vigneron ou sa femme, goûteuse et cuisinière ? On ne le saura jamais. Dans les campagnes, les tâches sont partagées, les femmes sont souvent des gestionnaires avisées. Et plus prudentes : l’alcoolisme ne les ravage pas autant que les hommes.

Je veux, puisqu’on m’en offre la tribune, me faire le chantre des femmes de l’armagnac. Glorifier leur ténacité, leur patience et leur ingéniosité face aux intempéries et aux rivalités. Elles ont su, au cours des siècles, maintenir une tradition d’authenticité, de sincérité et de charme à ce produit artisanal que le monde entier nous envie maintenant. L’ambre qu’on verse dans nos verres n’est pas l’ombre (« Hombre » au sens espagnol du mot…), celle des hommes qui ne nous en font plus, et qui partagent avec nous désormais la paternité et le succès de ce miracle liquide !